Le portrait par l'objet de

Simon Ghraichy

PIANISTE

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Artiste français né d’un père libanais et d’une mère sud-américaine, Simon Ghraichy, bouleverse la scène classique traditionnelle à travers le monde.

Du Carnegie Hall de New York au théâtre des Champs Élysée à Paris en passant par la Philharmonie de Berlin, son look de rock star assure à ce virtuose trentenaire des entrées de scène fracassantes, et ses interprétations libres du répertoire classique murmurent un vent de fraîcheur à l’oreille des mélomanes de tous âges.

Dans son studio de travail de l’Est parisien, il dévoile sa collection d’objets fétiches : éléments fondateurs d’une personnalité artistique savamment orchestrée.

Piano, première langue

Le piano est le pilier de mon équilibre. J’ai été choisi par cet instrument à l’âge de quatre ans, alors que nous vivions au Liban. À cette époque nous avions été touché par un violent décès et le piano est devenu pour moi une sorte d’échappatoire. Je m’appliquais, à deux ou trois doigts, intuitivement mais de façon méthodique, à reproduire les mélodies que j’avais entendues. Mes parents n’étaient pas mélomanes mais ils étaient convaincus de l’importance d’exprimer ses émotions. Quand nous avons emménagé en France, j’ai intégré le conservatoire de Boulogne-Billancourt, avant d’être admis à 18 ans au très sélect Conservatoire de Paris.

J’ai ensuite obtenu un master au sein de l’Académie Sibelius (Ecole Supérieure de Musique de l’Université des Arts d’Helsinki en Finlande), l’une des plus grandes universités de musique du monde. Puis c’est à New York que ma carrière a décollé alors que j’étais artiste résident à Manhattan : un article qui m’était consacré dans le prestigieux Wall Street journal m’ouvrit les portes du Carnegie Hall.

De retour en France, j’ai signé avec Universal Music/ Deutsche Grammophon. Je mène donc une carrière sans frontière, et je revendique aussi une interprétation sans limite, qu’il s’agisse de répertoire ou de conventions. Je veux offrir au public l’opportunité de découvrir des compositeurs d’Amérique du Sud, dont ma mère est originaire, comme Heitor Villa-Lobos, Arturo Marquez, ou encore Ernesto Lecuona, qui, n’ayant pas eu la chance de naître en Allemagne, en Autriche ou en France, sont tombés dans l’oubli. Et j’aime aussi métisser les partitions classiques de Beethoven, Schumann ou Liszt avec des accents et rythmes inhabituels pour les auditeurs européens. Si on me reproche mon audace, je réponds que l’interprétation n’a de sens que si elle est libre !

Liberté chérie

Ce crâne d’oryx trône sur mon piano. L’oryx est une sorte d’antilope sauvage possédant de très longues cornes. C’est le symbole de la Namibie, pays dont j’ai toujours rêvé et que j’ai enfin découvert cette année grâce à un concert programmé là-bas. J’y suis ensuite retourné en vacances et j’en ai ramené ce crâne.
L’élégance de l’animal vivant me fascine, je l’ai vu pourchassé par des guépards et des léopards et il reste toujours très digne, mais c’est aussi ce qu’il représente qui me touche. Enfant, j’ai développé une fascination pour les bêtes sauvages : l’oryx bien sûr, mais aussi pour son prédateur direct le serval, un félin originaire des mêmes contrées. La liberté de ces deux espèces, leur côté divin – on dit que le serval était idolâtré dans l’Égypte ancienne- et leur caractère antithétique me passionnent. Le fait d’apprécier tout autant l’oryx, supposément victime, que le serval, jugé méchant mais qui chasse en réalité pour survivre, traduit certainement mon refus des étiquettes et cette tendance sociétale qui consiste à marginaliser les prétendus « mauvais » sans réfléchir.

Voyage, voyage

Artistiquement comme humainement, je suis issu d’un brassage culturel. Libanais par mon père, Mexicain par ma mère, Français d’adoption, je parle cinq langues couramment.

Lorsque j’étais enfant, nous avons fui le Liban, alors en guerre, pour nous installer en France, mais je ne suis jamais vraiment resté sédentaire. Après le drame qui avait touché ma famille, je disais déjà que je voulais être voyageur : était- ce une façon d’exprimer une envie d’échapper au quotidien ?
Quoiqu’il en soit, cette volonté était assouvie puisque j’allais régulièrement au Mexique et au Liban pendant les vacances, pour rendre visite aux membres de ma famille.

Pendant mes études, lorsque j’ai intégré le Conservatoire de Paris qui est très franco-français je me suis refusé à me laisser enfermer dans une monoculture. J’ai fait mon premier stage d’été en Croatie – là tout le monde a supposé que j’étais fou ! – ensuite ce fut l’Amérique Latine, Helsinki où je suis parti en Erasmus, et enfin les Etats-Unis où ma carrière a démarré…

Nature et culture

Outre le crâne d’oryx, deux œufs d’autruches originaires de Namibie résident sur mon piano.

J’envisage un peu mon piano personnel comme une savane, jungle poétique constituée par un ensemble d’objets qui trônent en permanence au-dessus de mes partitions pour m’aider à me structurer.

Ils font référence à mon attachement profond à ce pays qui m’a réellement bouleversé. J’y étais allé une première fois pour un concert mais je n’avais pas alors vraiment eu l’opportunité de sortir de Windhoek, la capitale, pour visiter.
C’est un pays magnifique qui se définit par un contraste saisissant entre un patrimoine culturel foisonnant et une pauvreté extrême.

Tuer le temps…

J’ai longtemps collectionné les sabliers et la raison d’être de cette collection remontait à l’enfance. Lorsque je faisais frénétiquement du piano au point de me couper du monde, ma mère, inquiète, a commencé à m’imposer des pauses à l’aide d’un sablier. Je n’avais pas le droit de recommencer à pianoter tant que le sable n’était pas intégralement écoulé.

L’objet aurait donc pu cristalliser un mauvais souvenir d’enfance, mais, paradoxalement, la musique, de laquelle il m’éloignait, m’a permis de transfigurer cet accessoire au point d’en avoir fait un symbole ami pendant des années.

Il y a une correspondance évidente entre le temps du sablier et le temps musical : lorsqu’on laisse le sable s’écouler sans chronométrer, on ne sait pas combien de minutes contient effectivement un sablier. Le temps de l’objet devient ainsi malléable, voire subjectif. En musique c’est la même chose, il existe cette notion de temps imposé avec l’écriture par les grands compositeurs de mesures à trois ou quatre temps. Mais la liberté de l’interprète est d’imposer sa propre rythmique en accélérant ou en suspendant certaines notes….

Il y a un an, un drame personnel m’a forcé à revoir complètement ma vision de la vie en général, et du temps en particulier. J’ai eu besoin de venir à bout de ma collection pour symboliser cette rupture, et j’ai donc littéralement fracassé tous mes sabliers. Avec une amie artiste, nous avons filmé ce geste de destruction pour en tirer une vidéo « manifeste ».

Diva du dressing

Mon look est l’affirmation de ma modernité, n’en déplaise aux conservateurs !
J’ai toujours eu le goût de la mise en scène : déjà petit, je ne supportais que les chaussettes dépareillées, ce qui avait le don d’agacer ma mère. Aujourd’hui, on me reproche parfois l’extravagance des mes habits de scène et le fait que je change parfois de tenues entre deux parties, mais je ne comprends pas pourquoi le fait d’être un homme devrait m’interdire le loisir de m’octroyer ce luxe. Les divas d’opéras se changent trois à quatre fois pendant une représentation et elles sont adulées, aussi, pour cela.
Tout comme la libre interprétation des compositeurs classiques, j’opte pour un style vestimentaire bien dans mon époque et qui me ressemble. Ce n’est pas parce ce que je joue Beethoven, Liszt ou Schumann que je dois nécessairement leur ressembler.

Le concert de piano est, en outre, un spectacle vivant, il est donc voué à évoluer. Déjà au XIXème siècle, Franz Liszt a révolutionné le genre de la musique salon en inventant le récital. Légèrement mégalo, il faisait tourner son piano entre différents morceaux afin que ses admirateurs puissent le voir sous différents angles. Pendant le concert, au-delà de la musique, l’artiste dévoile son intimité, et pas seulement la partition qu’il a apprise. Tout cela explique l’importance que j’accorde à chacune de mes tenues.

C’est Pineda Covalin, un créateur mexicain, qui réalise depuis environ un an toutes mes tenues sur-mesure. Elles sont ainsi très chargées culturellement car le couturier puise abondamment dans l’art tribal mexicain, l’art aztèque ou l’art maya pour développer ses motifs très colorés. Ce clin d’œil à mes origines s’avère aujourd’hui aussi primordial pour moi que la liberté de m’habiller !

Le portrait par l'objet de

Pauline Dreyfus

AUTRICE