Figure incontournable du design français, matali crasset est reconnue à l’international pour des créations qui font la part belle aux couleurs vives et à la modularité. Au delà d’une recherche formelle ou esthétique, matali crasset interroge et répond à des enjeux sociétaux au travers des objets, mobiliers ou espaces qu’elle conçoit. La designer définit ainsi son métier comme de l’anthropologie appliquée. S’appuyant sur la lecture d’ouvrages philosophiques et sociologiques, comme sur l’observation active et approfondie de son environnement, le travail militant et optimiste de matali crasset vise à apporter une pierre à l’édifice de la défense du vivant et du « mieux vivre ensemble ».
Retour à la terre
Il est urgent que l’on regagne la culture du vivant. Même si cela peut paraitre futile ou anecdotique à certaines ou certains, ce compost que l’on a mis en place depuis quelques années avec Francis, mon mari, illustre notre conviction de rendre de la vie à la terre. À la vue de la glycine et du chèvrefeuille qui pousse sur notre parcelle, cela fonctionne !
Je suis née et j’ai grandi à la campagne, mais aujourd’hui j’ai besoin d’être en prise avec la ville et ses tensions. Depuis notre installation à Paris, Francis et moi avons toujours vécu dans l’Est, il était impensable pour nous de vivre du côté de la ville musée qui semble dire que tout est fini, qu’il n’y a plus rien à faire…
Depuis vingt ans, nous sommes installés avec nos deux enfants dans une ancienne usine du Xe arrondissement, un espace que nous partageons avec douze familles. C’est d’ailleurs aussi ici qu’est établi notre studio. Je me suis aperçue que le lieu reconstituait un peu l’échelle du village de mon enfance et cela vient sans doute de mon attachement à l’idée de la communauté. Mais c’est inconscient tout ça, je m’en suis rendue compte a posteriori.
Le compost, en revanche, n’appartient qu’à notre famille : nous avons fait prospérer notre petite parcelle. Il va de pair avec un changement dans notre mode d’alimentation, induisant moins de viande, l’arrêt total du lait au profit de protéines végétales. Francis cuisine très bien, sans doute du fait qu’il soit bourguignon et qu’il ait, de par sa culture régionale, des connaissances culinaires incroyables. Grâce à lui, le changement a été facile !
Le temps de lire
La lecture nourrit mon travail quotidiennement. Si le premier confinement a été synonyme d’arrêt pour beaucoup de monde, j’ai une profession qui m’a permis de continuer à réfléchir et à travailler. Pendant cette période, j’ai lu beaucoup de philosophes, d’écologues, ou encore d’anthropologues qui m’ont amenée à véritablement me reconfigurer. J’aime cette idée d’être en permanence dans la remise en question, pour changer, évoluer… Des autrices comme Nastassja Martin, qui observe dans Croire aux fauves comment certains peuples sont entrés en résistance par rapport au développement, peuvent nous aider à faire un pas de côté.
Le confinement est aussi une période pendant laquelle j’ai beaucoup dessiné, non pas pour travailler car je n’utilise pas le dessin pour déterminer les formes que prennent mes projets. Je me base sur des situations ou des scénarios dont sont issues les formes – je dis d’ailleurs toujours que penser c’est 80% de mon travail. Mais ce temps de pause m’a permis de reprendre le dessin pour évacuer l’anxiété : ça a été un véritable exutoire.
La part du sensible
J’ai envie de parler de ce qui me fait réfléchir aujourd’hui : Arne Naess, philosophe norvégien du XXème siècle, est le fondateur de l’écologie profonde. Ses écrits interrogent véritablement notre rapport au monde. Avec lui, on comprend que si les humains en sont arrivés à traiter la nature et les animaux de la manière dont ils le font, c’est qu’ils ont oublié une part de leur sensibilité.
Cette sensibilité, on la retrouve justement dans ce que j’appelle les qualités secondaires ou tertiaires des objets qui nous entourent, et qu’on a tendance à mettre de côté pour se concentrer uniquement sur la fonction primaire.
Par exemple, si la seule qualité d’une lampe est d’éclairer, et qu’elle reste à ce premier niveau de qualification, elle perd une grande partie de sa symbolique et n’entre pas en connexion avec notre part sensible. Elle n’aura pas donc vocation à durer. Notre rôle de designer est de donner aux objets une valeur profonde pour que se développe avec eux un rapport qui soit moins superficiel. C’est une piste pour lutter contre cette profusion d’objets qui nous questionne inévitablement aujourd’hui.
C’est d’ailleurs l’approche que je défends depuis ma sortie de l’école et j’ai été surprise de voir qu’Arne Naess parlait de ces niveaux de qualification sur un plan philosophique au sujet des liens qu’entretiennent l’Homme et la Nature.
Habitats soutenables
Pendant le deuxième confinement, je me suis mise à travailler sur « l’habiter » avec l’idée de faire des maisons qui induiraient des projets de vie. En me basant sur des phrases d’ethnologues, de philosophes ou de géographes comme Augustin Berque, j’ai imaginé des hypothèses d’habitats, qui n’ont pas vocation à être construits pour le moment, mais qui sont des pistes de réflexion pour donner aux gens l’occasion de pouvoir à nouveau se projeter en vivant en lien avec la terre. Augustin Berque écrit par exemple que « sous la maison respire le sol » : pour moi, c’est un début d’histoire que j’ai tenté de formaliser en imaginant un habitat qui le permette…
Mais je n’ai pas attendu le confinement pour réfléchir autour de cette notion d’habiter qui est partie intégrante de mon travail. Il y a quelques années, un bailleur social m’avait demandé de dessiner une maison particulière pour des gens ayant de faibles revenus. Pour moi, la seule manière de justifier la construction d’une maison individuelle aujourd’hui, c’est de permettre à ses habitants de changer leur mode de consommation ou au moins de se rendre compte de ce qu’est un vrai légume. J’ai donc créé une maison en bois au cœur de laquelle j’ai intégré une serre. Après le confinement, un sondage organisé par le bailleur a démontré que cette idée de serre avait été plébiscitée. La maison que j’ai imaginée est donc sur le point d’être construite en huit exemplaires près de Lille.
Être une femme ?
Les écrits de Paul B. Preciado m’intéressent en ce qu’ils traitent de la question du genre et de tout ce que cette notion implique. Moi, je suis une femme hétéro mais j’ai pris une posture un peu androgyne avec ma coupe de cheveux. Déjà, à mon niveau, cette posture interroge : quand je suis allée à Singapour, j’étais une femme en entrant dans l’avion mais en en sortant, on m’a prise pour un homme. Rien qu’avoir les cheveux courts donne un capteur : cela permet de comprendre l’imperméabilité de certaines cultures à la condition de la femme. Écouter ou lire les témoignages de personnes comme Paul B. Preciado aide à ouvrir nos perspectives et à comprendre le genre, mais aussi le féminisme, ou encore l’écoféminisme, comment les luttes se rassemblent et peuvent être embarquées ensemble contre le capitalisme, le colonialisme ou le patriarcat.
Affaires de famille
Par le biais des dessins de mes enfants, j’ai envie parler de mon statut de mère. Ma fille et mon fils ont leur propre pratique artistique, ce n’est pas quelque chose que j’ai cherché à leur transmettre, si ce n’est en les emmenant voir des expos ou en les éveillant à la culture… Pour moi la parentalité consiste avant tout à donner de l’autonomie, tout en construisant des repères.
Dans notre couple, c’est plutôt Francis qui s’est chargé de la trame et moi de l’ouverture. Nous étions très complémentaires en matière de transmission comme d’ailleurs dans notre fonctionnement en général. Nous avons une relation fusionnelle en tant que couple : nous vivons ensemble, nous travaillons ensemble, nous vivons là où nous travaillons… Je n’en étais pas consciente, mais cela vient peut-être du fait que j’ai une sœur jumelle et que je ne me suis pas défait de cette façon fusionnelle d’appréhender le monde…
Basique, simple…
Ces contenants quotidiens -la vaisselle en bois tournée par Philippe Huet pour le Vent des Forêts et la Tasse en porcelaine de Nitsa Meletopoulos-, pièces qu’on utilise pour prendre un café par exemple, sont relativement bruts et faits avec une certaine simplicité. En même temps, ce sont des objets que l’on ne peut pas mettre à la machine à laver et dont on a donc envie de prendre soin en les lavant soi-même. Si nous en sommes à cet état du monde aujourd’hui, c’est que nous avons délégué pas mal d’activités de la domesticité.
Vive la couleur !
Je travaille avec ce très vieux nuancier, mais il n’est pas forcément très intéressant de voir les pages qui ont été grignotées : je n’ai pas de couleur préférée. Cela dépend des contextes. En revanche, j’ai toujours bataillé pour mettre de la couleur car c’est la vie. Quand on n’en utilise pas, c’est que l’on s’interdit de vivre. Il y a une dimension optimiste dans mon travail et l’utilisation de la couleur traduit mon amour de la vie.